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Résumé : Pourquoi tant de mépris si souvent affiché vis à vis de la pulsion agressive ? Si celle-ci existe au plus profond des gènes de chaque être vivant, du plus rudimentaire comme l’amibe au plus développé comme l’homme, c’est bien qu’elle doit avoir son utilité dans la survie des espèces et dans la perpétuation de la vie elle-même.
L’être humain souhaite s’élever au-dessus de la nature, soit ! Pour autant, peut-il se dispenser, renier ou renoncer à cette pulsion agressive sans se mettre en danger ? Ne doit-il pas plutôt, tout en restant relié à sa nature, éduquer cette pulsion afin de lui donner une visée constructive et structurante, tant dans une dimension individuelle que sociale ?
De quels outils dispose alors le thérapeute psycho-corporel pour permettre cet apprentissage et comment peut-il les utiliser ?

 

DE LA VIOLENCE AVEUGLE A LA SAINE AFFIRMATION DE SOI : TOUT UN APPRENTISSAGE !

Robert FAURY, © 2010

Conférence CARREFOURS ET MEDIATIONS, Toulouse Mai 2010
Conférence publiée dans « Violences chaudes, violences froides » sous la Direction de Joyce Aïn, Toulouse, Erès, 2012.


Le Larousse caractérise la violence comme ce qui se manifeste et produit ses effets avec une force intense, extrême, brutale. Appliquée à l’être vivant, cela correspond bien à l’impulsion qui vient lorsque celui-ci est frustré ou que sa vie est mise en danger. A l’état naturel, la pulsion d’attaque est libérée de façon brutale par tout animal lorsqu’il s’agit de survivre.

Attaquer la proie pour se nourrir et survivre, attaquer pour sauver sa peau et survivre aussi lorsque la fuite est impossible face à un prédateur plus fort.
Mais également, attaquer pour prendre ou garder le pouvoir. Qu’il s’agisse de défendre un territoire garant de nourriture disponible et d’espace nécessaire à la survie. Ou bien, pour les animaux qui vivent en groupe, de prendre le commandement du troupeau ou de la meute et jouir ainsi des privilèges qui y sont associés, nourriture ou faveur des plus belles femelles. Mais avoir le meilleur chef et le meilleur reproducteur ne représente-t’il pas aussi la meilleure garantie de survie pour le groupe et pour l’espèce ?

Ainsi va la vie, si je puis dire, depuis qu’elle a émergé sur Terre il y a quelques centaines de millions d’années. La pulsion agressive, brutale et spontanée, a permis la survie de l’individu et la perpétuation de l’espèce dans tout le règne animal.

Et l’homme vint ! Et avec lui l’humanité ! Au départ on s’accorde à imaginer que l’homme n’est ni plus ou moins qu’un animal comme les autres. A ceci près qu’il va développer peu à peu son cerveau cortical, le cortex et qu’il va se mettre à se représenter et à raisonner, en développant une réflexion sur sa propre condition, sur ses propres actes et sa propre nature. Et à partir de bien de tâtonnements, d’essais et erreurs, il va explorer et inventer des voies qui vont l’éloigner de la nature, des voies détournées de celles que régissait son instinct animal. Il va édicter des lois qui vont régir sa vie communautaire et être, au fur et à mesure de son évolution, adoptées par le plus grand nombre. L’humanité naît ainsi de règles communes qui s’avèreront favoriser son développement et son évolution. On s’accorde à penser que l’interdit de l’inceste constitua la première pierre fondamentale de ces fondations.

Dans cet exposé, j’émets l’hypothèse que l’interdit de la violence s’imposera progressivement pour devenir un jour, à côté de l’interdit de l’inceste, le deuxième pilier de l’humanité. En posant un cadre, l’interdit de l’inceste vient réguler l’expression de la sexualité. L’interdit de l’inceste n’interdit pas la pulsion sexuelle, il ne la verrouille pas, mais il fixe des limites à son extériorisation : en interdisant les membres de sa famille comme partenaires sexuels, il autorise à l’individu tous les autres comme partenaires possibles pour vivre sa sexualité. Plus récemment l’interdiction de la pédophilie viendra compléter ce cadre afin de protéger les mineurs.

De la même façon, et c’est ce qui sous-tendra tous mes propos, l’interdit de la violence n’interdit pas la pulsion agressive, il ne la verrouille pas. L’interdit de la violence fixe des limites et un cadre qui vont obliger chaque individu à canaliser cette pulsion.

1 – Définir les termes : qu’est-ce que l’agressivité ? la colère ? la violence ?

L’agressivité est la mise en œuvre de la pulsion agressive qui est, comme on vient de le voir, une pulsion commune à tous les êtres vivants et qui est tournée vers la vie. C’est une pulsion de vie que la nature a mis à disposition de l’individu pour rester lui-même en vie mais aussi pour perpétuer son espèce.
Cette mise en œuvre de la pulsion agressive, cette agressivité, peut être « normale » socialement, c’est à dire adaptée et constructive. Elle est dans ce cas acceptable, je parlerai alors de colère. Cette agressivité peut devenir violente. Dans ce cas elle n’est bien sûr plus acceptable, je parlerai alors de violence.

Qu’est-ce que j’entends par violence ? Quand je travaille en thérapie, la première fois, lorsque je dis à un patient qu’il a le droit de se mettre en colère, celui-ci me regarde avec un air étonné et inquiet. Je lui explique alors que colère n’est pas synonyme de violence : la violence est ce qui détruit et la violence est interdite par la loi. Cela est un préalable qui ne se discute pas !
La violence peut être physique : tuer quelqu’un, le blesser physiquement, détruire ou abîmer un objet lui appartenant. La violence peut également être psychologique : détruire ou blesser psychologiquement quelqu’un est aussi interdit par la loi ou tend de plus en plus à l’être. Je considère comme violence psychologique tout ce qui tend à abîmer, dégrader, blesser, détruire l’image que quelqu’un a de lui-même, l’estime de soi, la valeur qu’il s’accorde. On pourra ainsi mettre dans le registre de la violence les insultes, les humiliations, les manipulations qui ne sont que des procédés visant à utiliser l’autre comme un outil, à le ramener à un rang d’objet et ainsi ne plus avoir à tenir compte de son avis, de son désir librement exprimé. Les menaces de violence, le chantage qui forcent l’autre, le privant là aussi de son libre arbitre sont aussi des violences.

Et la colère alors ? La colère est l’émotion qui accompagne la pulsion agressive. C’est l’émotion ressentie par tout un chacun lorsqu’il se trouve en état de privation par rapport à un besoin, en état de frustration par rapport à un désir insatisfait. C’est aussi l’expression de cette émotion. Dans le cas de la colère, sa manifestation vise à agir sur l’environnement immédiat pour obtenir la satisfaction du besoin, du désir et apaiser ainsi la tension du manque, de la privation, de la frustration. Exprimer la colère est possible, c’est même souhaitable mais sans violence ! C’est-à-dire en respectant l’intégrité physique et psychologique de l’autre, son corps, ses biens, mais également son être psychique.

Gérer ses conflits, ses désaccords sans violence, cela procède d’un apprentissage, d’une éducation de cette pulsion agressive. On peut dire que l’éducation d’un enfant ou d’un adolescent à ce niveau, répète et récapitule à l’échelle individuelle et en raccourci le cheminement de la nature sauvage vers l’humanité.

C’est de cela dont je voudrais vous entretenir maintenant. Si cela n’a pas été fait, comment le thérapeute psychocorporel s’y prend-t’il pour éduquer cette pulsion agressive afin de la socialiser, de lui permettre d’exister et de s’extérioriser tout en la débarrassant de sa visée destructrice originelle ?

2 – Exposé théorique.

Et tout d’abord une question se pose : pourquoi ne pas verrouiller totalement la pulsion agressive ? Puisqu’elle semble dans sa genèse naturelle d’essence violente, pourquoi vouloir la garder ? C’est vrai ! Mais alors comment faire pour défendre ma place, ma position, mon intérêt ou mes besoins lorsque ceux-ci sont contestés ? Les cours de récréation abritent parfois de ces enfants à qui on a coupé cette pulsion-là : ils deviennent rapidement des souffre-douleur, des boucs émissaires tout désignés sur lesquels les enfants dominants défoulent leur agressivité. Et l’humanité semble alors repartir en marche arrière et la nature reprendre ses droits. L’enfant sauvage terrorise le souffre-douleur, le prédateur n’a plus qu’à choisir sa proie, toujours le plus faible, toujours celui qui a le moins de défense, toujours celui qui présente le moins de risque pour lui. Supprimer la pulsion agressive chez quelqu’un revient à en faire un être vulnérable, fragile, qui risque fort de subir à chaque fois qu’il y aura conflit, au dépens de ses propres besoins, car incapable de s’opposer, de s’affirmer en faisant valoir sa place, ses besoins, ses droits.

Par ailleurs, s’il est vrai que je peux verrouiller une pulsion pour l’emprisonner tout au fond de moi ; s’il est également vrai qu’à partir de là, je peux ne pas la reconnaître et la nier ; pour autant je ne peux empêcher qu’elle soit, c’est à dire qu’elle existe dans sa forme physiologique, à savoir dans la mobilisation d’énergie qu’elle provoque. Qu’est-ce que je fais alors de cette énergie mobilisée en moi malgré ma volonté ?

Comment travaille alors le thérapeute pour libérer cette pulsion qui est restée verrouillée derrière de solides défenses ? Ces défenses sont d’abord corporelles, physiques, inscrites à même les muscles contractés des épaules, des bras mais aussi de la nuque et des mâchoires. Ainsi, quand une colère monte chez une personne, il se produit une mobilisation et un déplacement d’énergie vers le haut de corps et notamment suivant l’axe du dos vers les épaules et les bras pour frapper. Ce courant d’énergie se prolonge vers la tête jusqu’aux mâchoires pour mordre et jusque dans les yeux pour donner au regard sa tonalité menaçante.

Réprimer une émotion revient, au niveau corporel, à contracter les muscles impliqués dans l’expression de cette émotion. Réprimer la colère n’est possible qu’en contractant les muscles des épaules et des bras mais aussi suivant l’axe cervical de la nuque, des mâchoires et du segment visuel. Ces tensions musculaires viennent neutraliser l’impulsion naturelle à frapper, à mordre, à crier qui vient à l’enfant quand il éprouve de la colère. Ces tensions musculaires constituent une digue retenant l’impulsion agressive et empêchant la libération de la colère.

Mais si aucune réaction d’opposition n’est jamais acceptée, si l’expression de la colère n’est tolérée sous aucune forme, l’enfant n’aura d’autre choix que d’y renoncer définitivement. Cette répression, maintes fois répétée et entretenue, finira par s’insérer en lui de façon permanente sous forme de tensions musculaires, qui vont peu à peu devenir chroniques. Avec le temps, le corps viendra anesthésier la sensation d’inconfort et de douleur de la tension, qui dès lors finira par échapper à la conscience. On parlera alors de refoulement de la pulsion agressive. Ainsi une personne pourra garder ses épaules extrêmement tendues mais ne pas le sentir et bien sûr ne pas en avoir conscience. Le processus de répression est désormais devenu inconscient, il fait partie de la personne sans que celle-ci en soit consciente. Il échappe à la conscience mais il échappe aussi à la volonté, la tension est devenue chronique, le processus de rétention est devenu de ce fait automatique et je ne peux volontairement le relâcher. Un peu comme un ressort resté trop longtemps étiré ne peut revenir à sa position initiale lorsqu’on le relâche.
Les colères infantiles restent ainsi prisonnières à l’intérieur de l’organisme et viennent se grossir des nouvelles colères actuelles qui ne pourront également s’exprimer et seront automatiquement refoulées.

Que peut-il se passer ? Un jour la pression risque de devenir trop forte et dès qu’une goutte d’eau fera déborder le vase de cette colère, ce sera l’explosion de fureur. Cette explosion de rage, de fureur va permettre de ramener la pression à un niveau tolérable dans l’organisme. Mais il y fort à craindre qu’elle viendra confirmer pour la personne que la colère est décidément une bien mauvaise émotion, qu’elle a bien des raisons de s’en méfier et cela l’encouragera probablement à tout bloquer à nouveau. Cela amplifiera sûrement sa peur de sa colère, sa peur d’exploser à nouveau. Cela augmentera probablement sa culpabilité, voire sa honte de n’avoir pas été capable de retenir pareille explosion. Et tout redeviendra paisible… jusqu’à la prochaine explosion !

D’un point de vue énergétique, la quantité d’énergie mobilisée dans l’organisme correspond à celle qui est mise à disposition de la personne pour exprimer l’émotion ressentie. Celle qui est mise à disposition de l’organisme pour réagir. Quand je réprime cette expression, une grande partie de cette énergie mobilisée va être détournée pour construire le barrage, à savoir les tensions musculaires chargées de retenir l’impulsion. L’énergie mobilisée pour frapper va être récupérée par l’organisme pour justement ne pas frapper, en contractant mes muscles et en les immobilisant plutôt que les mettre en mouvement dans le geste de frapper.
Mais parfois la colère est trop forte, le barrage ne suffit pas, il laissera alors s’échapper ce que l’on peut appeler une impulsion résiduelle. Je garde le souvenir d’une réunion particulièrement agitée où l’un des participants, placé juste à côté de moi, semblait particulièrement énervé, tout en ne se départissant jamais d’un calme et d’un sourire permanents. Tout en lui paraissait tranquille. Tout sauf un point : il ne cessait de tapoter ses doigts sur le bureau d’un geste saccadé, hargneux. Il retenait toute sa colère, sauf ce geste, très agaçant je vous l’avoue pour ses collègues. Voilà un exemple de pulsion résiduelle.

La plupart du temps, le barrage suffit à retenir suffisamment l’impulsion, mais sans éponger pour autant toute l’énergie mobilisée par l’émotion. Que devient alors ce trop plein d’énergie ? Il finit par refluer vers l’intérieur de l’organisme, dans les organes et notamment quand il s’agit de la colère au niveau du tube digestif. La décharge émotionnelle ne pouvant avoir lieu vers l’extérieur débouche alors dans une décharge dans l’intérieur de l’organisme. L’explosion devient implosion sous forme d’acidités et d’inflammations diverses plus connues sous le vocable de somatisations ou psycho somatisations pour bien marquer leur origine psychique. Colites pouvant aller jusqu’à la recto-colite hémorragique, inflammations gastriques pouvant aller jusqu’à l’ulcère, œsophagites, apparaissent dans le refoulement de la pulsion agressive, et sont la conséquence directe de cette décharge pulsionnelle de la colère dans les organes.

Ainsi au niveau physiologique ce sont les tensions musculaires chroniques qui font barrage à l’impulsion. Voyons maintenant qu’est-ce qui sous-tend au niveau émotionnel ce barrage à la colère.
Ce qui bloque le plus souvent la colère c’est la peur. Et tout d’abord la peur d’être lui-même frappé, ramenant le patient à ses premières réactions de colère d’enfant, où l’adulte a usé de la force, mais aussi parfois de la violence, pour empêcher toute velléité d’opposition de l’enfant. Le patient a alors peur de revivre la même conséquence s’il se laisse aller aujourd’hui à la même réaction. Peur d’être à nouveau battu par le thérapeute s’il a été battu, d’être à nouveau humilié s’il a été humilié. La peur lui enjoint de retenir sa pulsion pour éviter cette conséquence douloureuse attendu.
Le patient peut également avoir peur de devenir lui-même destructif, de ne pas pouvoir se maîtriser s’il se laissait aller à l’émotion. Peur de tuer, de blesser le thérapeute s’il ne se retenait pas. Et cette peur peut parfois s’avérer très juste quand on voit le déchaînement d’une explosion cathartique. La présence contenante du thérapeute, le cadre sécurisant de la thérapie vont peu à peu atténuer cette peur et encourager le patient à se laisser aller au processus de libération.

La culpabilité et la honte constituent aussi très souvent de puissants freins à l’acceptation et à l’expression de la colère. Culpabilité d’avoir fait souffrir ses parents en s’opposant à eux, de leur avoir fait de la peine, de leur avoir donné des soucis. L’enfant qui exprimant de la colère voit son parent malheureux va forcément s’en sentir coupable et se sentir responsable de leur malheur, de leur avoir fait du tort. Il va le regretter, il va progressivement bannir ce comportement et le refouler en lui.
Le sentiment de honte fera le reste. Ce sentiment de honte venant rejeter en lui comme mauvaise toute expression agressive, il va la repousser tout au fond de lui et s’éloigner ainsi de cette part de lui-même pour construire fréquemment une image inversée toute en gentillesse.

On pourrait dire que les tensions musculaires chroniques ne sont que de la peur, de la culpabilité et de la honte structurées à même le corps, qu’elles en constituent le substrat physiologique.
Il reviendra au thérapeute de redonner toute sa place à l’agressivité et lui montrer que souvent la fragilité du parent ne permettait pas l’expression de la colère quand il était enfant, que ses parents n’étaient pas à même de supporter cela et qu’ils l’ont brisé à partir de culpabilisations, de menaces ou de coups. Il reviendra au thérapeute de replacer l’agressivité comme une expression naturelle et humaine comme les autres, pourvu qu’elle soit maîtrisée et qu’elle respecte l’autre.

3 – Le travail thérapeutique.

3-1 Perception et prise de conscience.

La première partie du travail du thérapeute sera d’amener le patient à prendre conscience de la colère qu’il a en lui. Et pour cela, il devra l’amener à percevoir cette colère en lui. Certains patients avouent ne rien sentir de ce qui se passe en eux. Ils réalisent bien qu’ils ont un corps, ils le voient, ils peuvent le toucher mais ils n’en perçoivent pas de sensations ou si peu, et quand je les interroge sur l’émotion présente, ou sur ce que tel évènement provoque en eux, ils me répondent invariablement : « Je ne sais pas », parfois même : « Ça ne me fait rien ! ». Pensez-vous que subir une humiliation, être victime d’une injustice ou d’une maltraitance, ne puisse faire naître aucun affect en nous ?

Je ne pourrai approfondir ici tout le travail corporel à effectuer pour qu’une personne reprenne contact avec son corps et puisse percevoir ses sensations et ses émotions, ce que Lowen appelait l’enracinement dans le corps. Sachez que ce travail sera poursuivi sur deux axes.

Le premier axe visera à améliorer la vitalité de la personne, vitalité qui est en étroite correspondance avec son niveau énergétique. Plus un organisme est chargé énergétiquement et plus ses mouvements internes seront nombreux et de bonne qualité, plus la vie de ses organes et de ses tissus sera saine, plus ses sensations seront nombreuses et plus sa vie émotionnelle et affective sera intense. Un travail sur la respiration permettra d’élever son niveau énergétique. Ainsi, plus je respire et plus j’élève le niveau d’énergie en moi, plus j’accrois le degré de vitalité de mon corps : tous les processus physiologiques mais aussi psychologiques s’en trouvent activés, dynamisés. Davantage de sensations, davantage d’affects et de désirs que je vais pouvoir alors percevoir en moi, mais aussi davantage d’énergie pour les exprimer et les satisfaire.

L’autre axe visera à améliorer la perception elle-même. Car une façon de se protéger d’une situation insupportable consiste à se couper de ses propres sensations, comme on couperait le circuit électrique d’un système en retirant le fusible, ou en appuyant sur le bouton de l’interrupteur. Il y a bien des sensations produites par les mouvements d’un corps vivant, mais ces sensations ne sont pas perçues par le cerveau. Le continuum psyché soma est alors interrompu : le psychisme n’est plus relié au corps physique. Il conviendra alors de rétablir ces circuits sensitifs à partir d’un travail d’étirements des muscles, de déverrouillage des articulations, de massage des parties contractées qui obturent la circulation des stimuli sensoriels vers le cerveau. Cela peut être également un travail de relaxation et de centration sur soi, très proche d’une méditation en état de conscience éveillée.

Au fil des séances, le patient retrouvera ainsi les sensations et les affects qui habitent son corps. Il pourra de mieux en mieux les percevoir, les sentir. Dire « j’ai mal » ou « ça me fait du bien ». Et en prendre conscience : pas de conscience d’un état intérieur sans la perception de cet état et là où la perception revient, la prise de conscience revient également dans un même mouvement. Ainsi peu à peu, au fur et à mesure qu’il se reconnectera à son corps, le patient pourra se centrer sur lui-même. Il pourra contacter toute la colère qui est en lui. Désormais, il la ressent et il en a conscience. Mais alors que faire de toute cette colère ?

3-2 La libération.

A partir du moment où le patient retrouve la colère en lui, qu’il l’éprouve, je vais pouvoir l’aider à décharger cette colère puisque ce travail va maintenant pouvoir prendre sens pour lui. Comment travailler corporellement une expression retenue ? Comment aider un patient à laisser remonter en lui cet affect refoulé afin qu’il puisse l’extérioriser ? Plusieurs angles d’attaque peuvent être envisagés au niveau corporel.

D’abord travailler sur la partie contractée elle-même, afin de diminuer physiquement la tension musculaire qui l’immobilise et la noue en profondeur. Ceci peut s’envisager à partir d’étirements, mais également de massages, dont il faudra toujours prendre soin d’expliquer le sens au patient. En relâchant les tensions impliquées dans le refoulement de l’affect, on prépare ainsi le terrain afin que la libération émotionnelle puisse se produire ultérieurement. Je pourrai par exemple venir masser ses épaules, ses bras ou ses mâchoires, en vue de préparer son organisme au mouvement expressif. Ensuite, dès que l’occasion se présentera, je demanderai au patient de venir exprimer cette émotion en séance, afin de lui permettre de vivre cette expérience tant redoutée.

Pour libérer la colère, je demande au patient de venir frapper avec ses poings et ses avant-bras sur un large coussin posé à même un matelas épais d’une cinquantaine de centimètres environ. Je lui montre d’abord le geste puis je l’invite à en faire autant. Il est important que tout son corps participe peu à peu à cette décharge émotionnelle. Les genoux fléchis, les jambes souples vont lui permettre de se sentir bien posé sur le sol et bien enraciné en lui-même, cela lui donne un sentiment de sécurité. A chaque coup, je lui demande de bien relever ses bras, amenant son corps tendu vers l’arrière comme un arc prêt à décocher la flèche et qui va pouvoir se détendre avec puissance et force contre le matelas.
Il y aura lieu parfois d’aller stimuler son émotion, la provoquer en quelque sorte, par exemple en demandant au patient de venir s’imprégner des souvenirs à la base de sa colère. C’est en contact avec l’affect qu’il pourra véritablement se laisser aller à le libérer. Bien sûr le thérapeute viendra encourager le patient dans cette libération de l’affect, le soutenir. Je m’y étendrai plus loin.

Je peux aussi demander au patient de venir exprimer une rage orale, en venant mordre de toutes ses forces dans une serviette enroulée. Ou encore, en position couché sur le dos, de mobiliser son bassin pour venir frapper avec les fesses contre le matelas, et extérioriser ainsi une rage anale. Le plus souvent, c’est le haut du corps qui va être sollicité dans l’agressivité mais cela n’exclut pas la formation d’impulsions vers le bas du corps, notamment dans le cas d’abus sexuels. Je pourrai alors proposer au patient de venir travailler avec les jambes. Ce pourra être de venir prendre appui avec les mains sur un tabouret, puis venir donner de violents coups de pied vers l’arrière, à la façon d’un animal qui rue pour se dégager d’une entrave.

Mais il arrive parfois que la colère ait été tellement refoulée que les circuits fonctionnels semblent n’avoir pas été organisés à l’intérieur de son corps, comme si le mouvement même de frapper ne s’était jamais produit, comme si le patient n’avait jamais protesté. Je tente alors d’amorcer le mouvement de ce flux énergétique alors même qu’il ne ressent aucune émotion. Je lui apprends le geste comme on le ferait avec un sportif à l’entraînement. C’est juste une activité physique, mécanique, qui bien sûr ne prend pas sens pour le patient au début, mais qui vient préparer le terrain. Par expérience, je sais que plus tard, lorsque le geste aura été appris et que le patient pourra s’y abandonner avec facilité, l’agacement émergera en lui tout en frappant. Je n’aurai plus alors qu’à tirer sur ce fil pour que remonte en lui une colère de plus en plus intense, au fur et à mesure qu’il se reconnectera avec ses souvenirs douloureux. Cela arrive souvent avec les somatisations, la décharge de l’émotion semble s’être uniquement organisée à un niveau physiologique, sous forme de retombées dans l’intérieur du corps. Rien ne semble construit en terme psychomoteur et neuromusculaire pour permettre un mouvement vers l’extérieur du corps.

Quand ce circuit s’organisera, notamment dans les épaules, les bras et les mains pour frapper, la personne pourra exprimer tout le caractère étrange que cela prend pour elle. Elle pourra même dire « c’est pas moi qui frappe, c’est quelqu’un d’autre ». Elle précisera parfois qu’elle est d’accord pour frapper mais qu’elle se sent comme au théâtre, elle joue un rôle qui appartient à quelqu’un d’autre, mais ce n’est pas elle. Ce n’est que petit à petit que la personne pourra s’approprier son geste, le faire sien et ainsi venir habiter entièrement son corps. Et peu à peu assumer l’agressivité en elle et s’autoriser à l’exprimer. Organiser la pulsion, aider le patient à se la réapproprier et à l’assumer entièrement, voilà l’objectif. Au fur et à mesure des séances, il parviendra à enchaîner les séquences de frappe dans un mouvement coordonné et bien construit. Il y éprouvera une satisfaction, un soulagement qui ira croissant au fur et à mesure qu’il s’habituera à laisser aller de plus en plus librement son agressivité.

Le plus souvent dans ce travail, je placerai face à lui, à l’autre extrémité du matelas, un autre coussin plus petit, censé représenter la personne contre laquelle il éprouve cette colère. Je lui demanderai alors de regarder cette personne tout en frappant, tout en laissant venir une expression d’agressivité dans son regard. Je lui demanderai également de pouvoir se laisser aller à protester avec des mots, à faire des reproches et à exprimer verbalement son hostilité : « Je te hais ! Je t’en veux ! » ou exprimer un sentiment d’incompréhension : « Pourquoi ? Pourquoi tu m’as fait ça ? ». Au début, la voix est faible, les mots ont du mal à sortir. Petit à petit l’intensité vient, la plainte se transforme en cris de révolte et les reproches se font plus appuyés. On peut parfois assister en ce début de décharge à un véritable processus de libération cathartique, comme un volcan qui explose et laisse s’échapper une charge trop longtemps contenue. L’émotion s’échappe sans contrôle, le patient ne parvient plus à contenir son accès de fureur, il semble même avoir perdu conscience de ce qu’il vit.

C’est une bonne chose que la colère puisse s’écouler, mais si l’expression échappe à la volonté et à la conscience, cela débouche sur une violence qui pourrait très vite devenir dangereuse. De toute façon cela n’est pas intégratif, cette expérience ne peut s’inscrire et être ainsi assimilé par le psychisme comme une connaissance et une compétence nouvelles. Le processus cathartique permet de retrouver la pulsion à l’état brut, à l’état de complète nature. C’est l’instant où le patient passe d’un état de répression totale à un état de libération totale. Du « je bloque tout » le patient passe instantanément à « je lâche tout ». Il convient dès lors de passer tout de suite à l’étape suivante, l’étape du contrôle. Lui permettre ainsi d’apprendre à gérer cette expression une fois la libération cathartique passée. Mais pour pouvoir apprendre à maîtriser la colère, il faut bien au préalable l’avoir accueilli en soi, lui avoir fait une place. Tout comme pour apprendre à nager je dois d’abord rentrer dans l’eau.

3-3 L’apprentissage du contrôle.

Ce travail d’apprentissage du contrôle de la pulsion devra donc commencer dès que possible. Je demanderai alors au patient de frapper moins vite, de veiller à toujours rester maître de son geste, de ne pas se laisser emporter par l’impulsion mais d’en rester maître avec sa volonté. Bref de maîtriser en permanence son comportement et de toujours rester conscient de ce qu’il fait. Cela vaudra également pour le contrôle des paroles en veillant à bannir toute insulte. Bref de veiller à rester toujours en deçà, physiquement mais aussi verbalement, de la violence destructrice. Ainsi il lui est interdit d’aller frapper sur le petit coussin représentant la personne. Interdit également d’aller frapper sur un autre objet que le grand coussin destiné à cet effet et qui peut alors symboliser les mauvais traitements qu’il a subis. C’est le rappel habituel : oui à l’expression de la colère, non à la violence !

L’objet de ce travail à même le corps sera de permettre à une personne de restaurer les circuits physiologiques de l’impulsion dans l’organisme, de les débarrasser de tous les barrages automatiques et de retrouver ainsi une fluidité dans ses gestes, une liberté de mouvement tout en restant maître de son comportement. Permettre à l’émotion de prendre toute sa place dans le corps du patient, qu’elle soit perçue mais aussi libérée dans une expression maîtrisée et adaptée. Oui à l’émotion mais c’est le mental qui reste aux commandes.

Au début de ce travail, pour mieux éclairer le patient sur le sens de ce processus, je lui demande de se rappeler ses années de collège ou de lycée. Qui n’a jamais connu des professeurs qui, lorsqu’ils se mettaient en colère, pouvaient s’emporter en vociférations désordonnées et chaotiques et cela faisait rire toute la classe. Nous avons tous connu également des professeurs qui, lorsqu’ils n’étaient pas contents, se contentaient d’un regard, un timbre de voix, une posture et on entendait les mouches voler, toute la classe était au garde à vous ! Ces professeurs-là accueillaient l’émotion en eux, lui faisant toute sa place. Ils savaient également l’exprimer verbalement mais aussi la communiquer dans tous ses signaux non verbaux tout en la maîtrisant. Ils n’avaient pas besoin d’en faire beaucoup pour être entendus. C’est bien sûr ce deuxième cas que je vise pour eux et c’est tout le sens du travail de libération et de maîtrise de la colère qu’ils sont en train de faire.

Alors le patient ne vivra plus la colère comme une émotion coupable et honteuse, il n’en aura plus peur puisqu’il sera à même de la canaliser, de la gérer. La colère deviendra une émotion comme une autre, qui lui permettra d’être dans un contact juste avec lui-même mais aussi avec son environnement et sur laquelle il pourra au besoin s’appuyer pour s’affirmer, faire sa place, s’intégrer socialement.

3-4 La relation thérapeute – patient et le transfert.

Je peux me servir de la position transférentielle dans laquelle me met le patient pour accompagner la libération de sa colère refoulée de plusieurs façons.

  • 1° position : Position de soutien.

Je peux soutenir et encourager mon patient dans l’expression de sa colère, de la même façon que pourrait le faire un parent, lorsqu’il ressent comme juste la colère de son enfant. Je prends alors, symboliquement, la place du parent pour venir aider l’enfant à libérer son impulsion. Je lui permets ainsi de pouvoir apprendre à en maîtriser progressivement l’expression. Nous sommes là dans une réparation, visant à restaurer en lui, l’expression naturelle de sa pulsion agressive.

Cette démarche de soutien s’accompagnera toujours de paroles soutenantes et déculpabilisantes. Au début, il ne consentira à reconnaître qu’un léger agacement et bien souvent, devrai-je moi-même en poser le terme, tout en légitimant l’émotion qui vient alors : « Oui, c’est bien de l’agacement, c’est bien de l’énervement que l’on ressent habituellement dans pareille situation ! »
Toute situation de maltraitance fait naître un sentiment d’injustice, de colère, que l’on soit adulte ou que l’on soit enfant. Nous avons tous eu à vivre de telles situations un jour ou l’autre. Comment croire quelqu’un qui m’explique avoir été humilié par un supérieur, mais que cela ne lui fait rien. Que c’est comme ça, qu’il est au-dessus de tout ça ou que ça le laisse parfaitement indifférent.

Il s’agit au préalable de reconnaître la colère du patient. Je peux lui dire : « Je sens que cette histoire vous irrite fortement ! ». Ou, si je veux accentuer la perception de son affect et sa prise de conscience : « Vous sentez toute la colère qu’il y a en vous ? » Une façon de lui montrer que je l’accepte avec sa colère, que je peux supporter ce sentiment en lui. Si je veux aider un patient à accueillir sa colère en lui, je dois commencer par l’accueillir lui avec sa colère.

Au départ l’enfant a une confiance absolu en ses parents, ils ne peuvent pas se tromper. Plutôt mettre en doute ses propres affects que de fragiliser la parole de papa et maman dont il a tellement besoin. Aussi convient-il pour l’adulte de ne pas mettre en doute l’émotion de l’enfant, mais plutôt la confirmer, y mettre des mots pour lui donner des repères le plus tôt possible. « Oui je sens que tu es très en colère ! » viendra donner confiance à l’enfant dans son ressenti mais aussi donner du sens. Rien n’est plus perturbant pour un enfant que lorsque l’adulte vient nier ce qu’il ressent. Cela revient à instaurer un doute en lui, entre sa représentation, la conscience qu’il a de lui-même et ses propres affects. Aussi, plus tard, pourra-t’il peut-être aller jusqu’à nier lui-même la véracité de ses ressentis, en tout cas amener une confusion dans la conscience qu’il aura de son être émotionnel. Au contraire, ce doit être la mère et le père qui les premiers vont mettre des mots sur la colère du bébé, ouvrant la voie à un verbal qui lui sera transmis pour l’aider à clarifier l’état affectif en lui. Très tôt, la mère peut poser des mots devant son nourrisson hurlant alors que l’heure de la tétée est dépassée : « oui, tu es très en colère, c’est vrai que tu as très faim ! ».

Ainsi accueillir la colère de l’enfant revient à la reconnaître comme réelle, comme un fait de sa nature, une manifestation de sa personne. Le thérapeute ne fait rien d’autre quelques années plus tard ! Ce qui revient à transmettre au patient que nous l’acceptons avec cette colère en lui ! Nous acceptons cette part de lui, comme une manifestation naturelle en lui et de lui, qui échappe au jugement car cette manifestation naturelle, ce ressenti en réaction aux évènements échappent à la volonté. Au sens de la nature, n’oubliez pas qu’une colère est toujours juste. Elle vient signer une insatisfaction, une privation, une frustration ou une douleur.

Je viendrai ensuite soutenir l’enfant blessé, en légitimant son émotion ; ce qui lui a souvent fait défaut dans son enfance, où la colère était un affect intolérable pour le parent. Une façon de poser qu’il est naturel et normal de ressentir de la colère dans telle circonstance. Je peux ainsi lui dire : « Vous avez bien des raisons de ressentir de la colère dans pareille situation ! » ou « Comment ne pas éprouver de la colère lorsqu’on est traité ainsi ! », ou bien encore « Je comprends que vous puissiez être rempli de colère après avoir subi cela ! »
Difficile par contre de légitimer une colère contre soi. Bien souvent la colère a été retournée contre soi car elle n’a pu sortir de soi, elle n’a pu s’extérioriser, faute d’objet externe valable ou autorisé. Et si effectivement nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-même, plutôt orienter cet énervement vers l’extérieur en lui donnant une visée constructive : que puis-je faire concrètement pour que telle chose ne se reproduise pas ? Et décharger ainsi l’énergie mobilisée par la colère dans une action constructive, si minime soit-elle, une action qui sera garante de ma satisfaction ultérieure.

Enfin, il y a lieu d’autoriser le patient à exprimer cette colère. Une façon de poser là qu’il a le droit de se mettre en colère. Je peux alors l’inviter à extérioriser cette colère en venant frapper sur le matelas avec ses bras et ses poings. Transférentiellement je peux ainsi le soutenir et l’encourager dans la prise en charge progressive de sa vie émotionnelle. Je vais l’inciter à s’ouvrir davantage : « oui, plus fort, plus fort ! » pour encourager un geste de frapper trop hésitant. Ce soutien lui a fait défaut dans son enfance et son adolescence, époque où ses rapports aux adultes l’enjoignaient plutôt de s’oublier, et de renoncer à cette part émotionnelle de lui-même. Le patient vit ainsi des expériences où il peut être reconnu et accepté jusque sur ce mode là ! Il découvre ainsi qu’il n’est pas nécessaire de s’amputer d’une partie de lui-même pour exister parmi les autres.

Dans cette position de soutien, je me place toujours à côté du patient. Par ma présence, mes paroles, il s’agit de l’accompagner à tolérer sa colère et de l’encourager à l’exprimer. Plus tard, lorsque cette impulsion de colère sera mieux rétablie en lui, je pourrai venir provoquer une libération plus franche, plus forte. Pour cela je pourrai prendre transférentiellement la place du persécuteur, de celui qui l’a blessé. Il s’agit alors de la 2° position de transfert dont je vais vous parler maintenant.

  • 2° position : Position d’objet.

Je vais alors accepter une position de transfert direct, je vais représenter moi-même le mauvais objet en me plaçant en face de lui, à une distance raisonnable de l’autre côté du matelas, pour éviter tout contact physique. Le patient pourra exprimer sa colère face à moi et contre moi, le mauvais objet. Je lui demande de frapper, de crier ses reproches tout en me regardant. Ce contact direct change bien des choses, et le chemin est parfois long avant que le patient ne parvienne à frapper et à protester devant moi, tout en osant me lancer un regard hostile et menaçant. Là aussi, rationalisations et intellectualisations mènent la danse un bon moment pour justifier que ce n’est pas possible. Souvent la peur apparaîtra : peur de me détruire, tout comme l’enfant qui ravalait sa colère, tant il craignait de détruire ce père ou cette mère dont il avait en même temps tellement besoin. Ou peur d’être détruit lui-même par la violence de ce même parent s’il osait protester ou lui tenir tête. Et parfois ce ne sont pas seulement des images que l’enfant pouvait redouter dans son imaginaire, mais bien des expériences de violence réellement vécues. Comment pourrait-il alors ne pas craindre, inconsciemment au fond de lui-même, que ces choses ne se renouvellent ici avec moi ? Bien sûr, quand nous abordons cela au début, sa réponse est presque toujours la même : « Non, je sais bien qu’avec vous, ici, je ne risque rien ! » C’est vrai, il n’empêche qu’au fond de lui, dans son inconscient, c’est bien la peur, voire la terreur qui le paralyse et le laisse sans voix ! Et quand il ajoute « C’est du théâtre, je ne peux pas ! » ou « Je n’ai rien contre vous et je ne peux pas me mettre en colère contre vous ! », j’ai appris que nous sommes alors dans une ultime tentative de sa part, en vue de tenir à distance tout au fond de lui, cet affect refoulé qui lui fait si peur.

  • 3° position : Position d’adulte à adulte.

Plus tard, lorsque le patient aura retrouvé toute son émotion, le jour où quelque chose lui aura déplu en moi, de la même façon, je l’encouragerai à venir m’exprimer cela directement.
D’adulte à adulte si je puis dire ! Venir s’opposer dans une interaction directe face à moi, avec le ton et le regard adéquats. S’il y parvient, je sais qu’il est désormais à même de renouveler cette expérience à l’extérieur, dans sa vie personnelle, quand les circonstances l’exigeront.

3–5 Etat – limite.

Je vous parle depuis le début de l’exposé de libérer la pulsion agressive. Mais aujourd’hui en 2010 est-ce vraiment le problème ? Et si cette époque où on écrasait dans l’œuf toute pulsion de l’enfant était révolue ? Derrière nous ? Cette époque où la violence de l’adulte n’avait d’autre visée que d’anéantir à jamais celle de l’enfant !
Mai 68 et les mouvements de libération sont passés par là, avec de nouvelles injonctions, allant jusqu’à énoncer dans un mouvement diamétralement opposé « il est interdit d’interdire » là où l’interdiction totale et absolue était la règle. Sous prétexte de ne pas perturber le développement de l’enfant, de ne pas abîmer sa spontanéité naissante, de respecter sa nature, un contre-pied a été pris, parfois même de façon radicale. Au point que le laisser-faire est parfois devenu la règle, comme si dans une envolée « rousseauiste » la nature était redevenue bonne par nature et que la socialisation allait de soi, s’installait d’elle-même. La nature est naturelle avec sa propre logique, sa propre détermination, ses propres lois. Et la compétition à l’intérieur des espèces et entre les espèces pour survivre individuellement et se développer est la règle. Compétition où la force et la violence font loi pour subsister au niveau de l’individu comme au niveau de l’espèce.

L’humanité s’écarte de cette voie en posant d’autres lois. Avec l’interdit de la violence (et le respect de l’autre qui en est le corollaire), elle pose une pierre fondamentale tout à côté de l’autre pierre fondatrice qu’est l’interdit de l’inceste. Cela se fait sous nos yeux. Cela implique un mieux vivre pour chacun avec « j’ai le droit d’être respecté » et le sentiment de sécurité qui lui correspond, mais avec en contre partie une contrainte pour tous « j’ai le devoir de respecter l’autre ». La violence c’est tout ce qui ne respecte pas l’autre !

Revenons au point de départ : l’enfant. Si je le laisse à sa nature en lui laissant libérer la pulsion agressive de façon tout à fait libre, sans intervenir, d’un point de vue nature, tout va bien, il réagit en parfait accord avec sa programmation reptilienne, je l’autorise à rester un petit sauvage. D’un point de vue social par contre, rien ne va plus. Je le laisse au bord du chemin de l’évolution, compromettant son humanisation. C’est à dire un enfant qui ne pourra s’intégrer socialement car dangereux, pas fiable et avec lequel on ne peut pas coopérer. Ainsi tout parent a un devoir d’éducation pour répondre au besoin d’être éduqué de l’enfant. Eduquer c’est avant tout éduquer son agressivité, l’apprendre à gérer sa pulsion agressive.

Eduquer une pulsion passe dans un premier temps par apprendre à la retenir en soi, c’est à dire la réprimer. Il y a d’abord un processus de répression à l’œuvre. Ensuite seulement, je pourrai apprendre à l’exprimer correctement, à savoir en canaliser le flux de façon à ce qu’elle s’extériorise sans violence.

Chaque fois que l’adulte interdit quelque chose à l’enfant il fait de la répression, au sens qu’il l’oblige à renoncer à cette chose. Ici, il l’oblige à renoncer à la libre expression de son impulsion. Quand le parent interdit à l’enfant de frapper sa petite sœur qui lui a pris son jouet, il ne fait ni plus ni moins qu’exiger de lui qu’il retienne cette pulsion en lui, donc qu’il la réprime. C’est parce que le parent interdit et que l’enfant obéit qu’un processus de contrôle de la pulsion pourra se construire chez l’enfant. L’enfant va alors apprendre à se contracter de façon à retenir son impulsion à frapper.

Bien sûr éduquer n’est pas dresser, le parent devra donc expliquer pourquoi c’est interdit. Nous sommes comme cela nous les humains, nous avons besoin de comprendre, nous avons besoin de pouvoir donner du sens à nos actes, à nos comportements, pour que les choses s’inscrivent durablement en nous. Et ce faisant, l’enfant pourra construire en lui une organisation qui sera d’abord psychomotrice et neuromusculaire, pour devenir capable de s’empêcher tel geste, tel acte. La compréhension, le sens donné à l’interdit par les mots parachèveront cette organisation au niveau psychique et intellectuel. Plus tard, reprenant à son compte l’injonction parentale, l’enfant pourra venir tout seul s’interdire tel geste, tel comportement. En accord avec Claude Halmos je pense que les mots sont indispensables dans cette construction psychique de l’enfant. Cela nécessite donc d’expliquer pourquoi telle chose est interdite, sinon nous sommes dans du dressage. Un interdit prend tout sa place chez une personne quand il est intégré psychiquement, quand il prend sens pour elle, sinon il n’est qu’un automatisme, un simple réflexe de Pavlov. Je pourrais aussi proposer à l’enfant de s’expliquer verbalement avec sa sœur ; et pourquoi pas, si sa colère est trop grande, lui permettre ensuite d’aller frapper sur un coussin pour vider le reste de sa colère… dans sa chambre !

Ainsi de plus en plus, voyons-nous arriver dans nos cabinets, des personnes n’ayant pas suffisamment construit en elle cette capacité à contenir les émotions. Les impulsions semblent leur échapper dès qu’elles se forment, sans qu’elles paraissent même en contrôler l’expression. Propos et gestes sortent de façon abrupte, tout se déverse sans aucun contrôle. Ne pouvant rien retenir, ces personnes ne peuvent rien supporter non plus. Dès qu’un affect naît, il s’échappe en un passage à l’acte. Il va sans dire que cette faible tolérance à supporter viendra mettre rapidement en péril le travail et le lien thérapeutique dès qu’un affect d’hostilité se fera jour, dès que le transfert négatif deviendra trop intense, et la rupture violente et soudaine n’est pas rare dans ce cas.

Néanmoins, lorsque cela sera possible, le travail thérapeutique devra veiller à construire chez le patient ce système de rétention et de contrôle qui lui fait défaut. Et cela commence par un apprentissage du contrôle musculaire. Anzieu avait parlé d’un moi peau. En réalité ce moi s’étend bien au-delà. Nous avons tous construit une capacité de rétention et de contrôle dans toute notre musculature. Je parle ici des muscles striés appelé aussi muscles rouges et qui peuvent être commandés par le cerveau cortical et donc être soumis à la volonté. Certains exercices permettront de travailler cette prise de contrôle sur soi. A titre d’exemple, je peux demander à un patient allongé sur le matelas de venir contracter puis relâcher brusquement chaque membre l’un après l’autre dans une série de 7 à 8 séquences. Je lui demande de bien fixer son attention sur la sensation qu’il perçoit dans le membre qui travaille et notamment l’alternance entre tension et détente.

Dans un travail plus émotionnel, ce sera de demander au patient de garder davantage en lui une émotion, de se la laisser ressentir avant de l’exprimer. « Gardez cela en vous ! », c’est à dire le contraire de ce que je décrivais au chapitre précédent. Dans la névrose, une personne a trop retenu et a fini par verrouiller en elle toute impulsion, elle a perdu toute sa spontanéité. Ici c’est le contraire, une personne n’a pas appris à retenir, son enveloppe corporelle est une vraie passoire et les impulsions sortent aussitôt qu’elles naissent. Ces personnes n’ont pas bénéficié d’une éducation avec des interdits parentaux suffisamment cohérents et consistants qui l’auraient obligé à contenir ses impulsions pour apprendre à les exprimer de façon adéquate. Elles n’ont donc pas construit ces schémas de rétention et d’expression qui vont avec l’intériorisation de règles, de la loi.

Conclusion

Pour conclure, je rappellerai que s’élever au-dessus de la nature ne doit pas signifier pour autant s’en couper. Bien au contraire ! Ce serait alors se séparer de la vie elle-même.

La vie psychique et mentale s’étayant sur cette vie physiologique et émotionnelle, celle qui nous relie à la Nature, à la Terre, à l’Univers. Cela reviendrait à nier notre corps et ses pulsions, nos sensations, nos émotions, nos désirs. Ce serait rompre le lien d’avec cette vie qui a émergé et s’est construite au cours de l’évolution et qui nous a permis de devenir ce que nous sommes aujourd’hui !

L’éducation vise à prolonger la nature pour nous inscrire dans le social, le « comment vivre mieux ensemble ». Elle nous humanise. L’éducation a pour visée, non pas de supprimer cette pulsion agressive comme mauvaise, mais plutôt de nous apprendre à la canaliser, à la gérer, à l’élaborer mentalement pour qu’elle puisse remplir sa fonction, tout en prenant l’autre en compte, en le reconnaissant et en le respectant. L’apprentissage de l’affirmation de soi ne peut se faire sans avoir posé au préalable, sans discussion possible, l’interdit de la violence. Cette pulsion agressive ayant été éduquée, maîtrisée, je peux alors m’appuyer dessus sans crainte pour m’affirmer et m’intégrer socialement.

L’éducation devient ainsi le maillon fondamental, celui qui articule Nature et Culture, le trait d’union entre les deux. D’où son importance, son caractère irremplaçable. Respecter l’une et l’autre, la nature et la culture. Respecter sa nature et en même temps pouvoir entrer dans l’humanité en se hissant au niveau de la culture. L’éducation est le processus qui permet de prolonger la nature dans la culture sans jamais les disjoindre, car les deux sont indispensables au bien-être de l’individu comme du groupe, à leur survie aussi.

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